15/06/2011

Si tu suis mon regard, tu verras des plaines.


9h22. Je suis en avance. J'entre dans l'hôtel, on m'indique le chambre 215 sur ma droite. Je monte. 
Je suis consciencieusement les lignes tracées sur la moquette bleu marine et grise. Ce n'est pas encore l'heure, je pose mes sacs sur l'une des chaises du couloir, je ne m'assois pas, je marche. 

Pourtant je n'étais pas plus stressée que ça, rencontrer des gens. Parler d'un projet, ça me fait plaisir, je ne réalise pas bien l'enjeu. Et puis à 5h du matin les yeux grands ouverts. Je ne dormais plus, je ressassais dans ma tête la tenue que j'avais repassée, l'ordre des choses à dire, les points importants. Et si je n'avais pas assez relu, et s'ils me posaient des questions auxquelles je ne savais pas quoi répondre. Et si je loupais le réveil, si je me trompais de chemin, si finalement c'était une farce, ni on était mille deux-cents, si je vomissais sur la moquette, s'ils me détestaient au premier regard.

Ils sont nombreux, quatre à droite, quatre à gauche, quatre en face. Je souris je dis "oula" avec l'air emprunté de celle qui veut faire naturel mais qui du coup en fait un peu trop. Il y a des mini-viennoiseries et du jus d'orange. C'est peut-être la première fois que je parviens à résister à un petit pain au chocolat ou à cette minuscule brioche avec des gros morceaux de sucre. Chacun se présente, je crois retenir les noms, les fonctions de chacun. Quatre sont là pour écouter seulement, quatre sont là pour juger, il y a la dame de la région avec qui j'ai déjà communiqué par mail, et un stagiaire. Il doit y avoir aussi deux autres personnes mais je ne sais plus. J'explique le projet, ils ont tous lu le dossier, ils le feuillettent pendant que je parle, certains l'ont annoté. Ce n'est plus que moi. C'est moi et douze personnes qui ont lu mon projet, qui s'y intéressent, qui ont des questions. 
A un moment je dis que ça ne doit pas être glauque, que je ne veux pas faire de misérabilisme. Oh le pauvre petit boucher de campagne qui est la seule personne que des vieux de 92 ans seuls voient dans leur semaine. Tous ces petit métiers qui disparaissent et si c'est pas malheureux. Je sens que l'œil de mon juge d'en face ternit. Et alors quoi, je ne vais filmer que ce qui est beau, que ce qui m'arrange ? Non. C'est parce que ce serait trop facile d'aller uniquement vers ça. Trop facile les petites grands-mères qui diraient "vous savez, nous, personne ne vient plus nous voir".  Trop facile de montrer la camionnette sur les routes de campagne, même quand il pleut, même quand il neige et qu'on ne va vendre que 2 tranches de jambon qui ne rembourseront même pas l'essence. 
Ce n'est pas une histoire triste. 
C'est une histoire digne.
C'est la passion d'un métier, des gens, du commerce, un air de campagne. Il faut ressortir ce qui est beau, ce qui est profondément humain, ce qui donne chaud. Le challenge est là. Comment montrer ça, vous voyez, il se tient bien droit, il fait son métier, on voit des gens, on parle, tout ça donne une force incroyable. Et puis il y a les souvenirs. Le juge a compris. Les autres aussi je crois. Ca passe vite quinze minutes. Je me lève, je reprends mes sacs. Je leur laisse un petit livre qui contient des photos et des extraits de dialogue avec mon oncle que j'ai retranscrit. Ils doivent me rappeler à la fin de la semaine suivante pour me donner la décision finale. 

La dame de la région m'appelle le lendemain matin. Ca a marché, j'ai la subvention pour l'aide à l'écriture. Je l'ai-je l'ai-je l'ai. J'appelle ma mère. Mon père. Dimitri. Christian. J'ai envie d'appeler même ceux qui ne sont pas au courant.