06/04/2011

Marguerite



Sur la cheminée on voit de vieilles photos en noir et blanc d'une jeune femme et d'un officier. Elle est très belle. C'est elle, Marguerite, avant qu'elle n'ait 98 ans. Il fait sombre. Des cinq caisses remplies de litières pour chat réparties un peu partout dans la maison émane une odeur lourde, qui prend à la gorge. Elle dit Ah c'est vous, merci pour le journal. Elle dit qu'elle n'a pas besoin de viande aujourd'hui, qu'elle n'a déjà pas fini ce qu'elle a acheté la semaine dernière. Oh et puis elle ne se souvient plus, il faut regarder dans le frigo s'il lui reste quelque chose. Elle vide son petit porte-monnaie en cuir, dans lequel il n'y a plus qu'une dizaine de ces pièces de cuivre de 1 et 2 centimes. Ca ne va pas être assez pour payer le journal, je vais vous faire un chèque. Christian dit que pour 60 centimes, on ne va peut-être pas faire un chèque, il va le noter sur un petit papier là coincé dans le cadre du miroir, pour la prochaine fois. Elle dit que la semaine suivante elle ne sera sûrement pas là, qu'elle doit remonter à Paris, qu'elle a une réunion du syndic pour son appartement dans le 16e arrondissement. Elle dit que c'est quand même un peu exagéré de faire venir jusqu'à Paris une femme de 98 ans pour une réunion, mais qu'elle va y aller quand même, qu'il faut bien s'en occuper. Je demande si je peux prendre une photographie d'elle avec mon oncle, là dehors, devant ses fleurs jaunes, comme il fait beau. Elle dit non, et puis oui, mais qu'il faut qu'elle se recoiffe. Elle attrape sa brosse blanche sur le guéridon près de la porte d'entrée, et se peigne vigoureusement en plaquant bien ses cheveux avec sa main une fois que la brosse est passée dedans. Christian lui tient le bras jusqu'au parterre de fleurs. Elle dit quand même, à 98 ans, se faire prendre en photo comme ça. Elle dit vous savez j'étais jolie, c'était moi en photo sur la cheminée. Mon mari était le plus grand industriel de France. Je dis merci, merci beaucoup madame. Je le dis plus fort parce que je vois bien qu'elle n'a pas entendu, il faut qu'elle me regarde, qu'elle voit que je bouge les lèvres. Je lui demande et vous, c'est quoi votre prénom. Marguerite. C'est joli Marguerite. Elle va nous prendre trois rillons finalement, pour nous faire plaisir, il est si gentil votre oncle vous savez mademoiselle. 


On remonte dans le camion, je fais au-revoir par la vitre avec ma main. Je trouve qu'elle est adorable, que les gens sont si gentils. Je trouve que c'est fou d'être comme ça à 98 ans, je crois que c'est la plus vieille personne que je n'ai jamais rencontrée. Je ne comprends pas comment à la fois elle peut vivre dans ce taudis, sombre, qui soulève le cœur, comme si elle ne s'en rendait pas compte, et en même temps nous parler tout naturellement de Paris, prendre le train, aller à une réunion du syndic. Mais tu n'as pas compris ? Elle sera là la semaine prochaine, elle ne va pas à Paris, il y a bien longtemps qu'elle ne va plus à Paris, qu'elle n'a plus cet appartement. Toutes les semaines elle me dit qu'elle y retourne, et toutes les semaine je la trouve dans son fauteuil, avec les chats.

3 commentaires:

  1. une petite fille de 98 ans… L'enfance reste en nous, elle est au centre de tout, on ne fait que tourner autour. Merci Amélie !

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  2. tellement émouvant, tant cette dame que ta naïveté et ta façon de raconter

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  3. Tellement triste mais tellement beau.

    Continue ce que tu fais c'est important et vrai.

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