24/04/2012

Rien ne s'oppose à la nuit.



Je me suis arrêtée là. 
Une semaine est passée, et puis une autre, sans que je puisse ajouter au texte une ligne ni même un mot, comme si celui-ci s'était figé dans un statut temporaire, devait à jamais rester une ébauche, une tentative avortée. 
Chaque jour je me suis assise devant mon ordinateur, j'ai relu, supprimé une ou deux phrases, déplacé quelques virgules, et puis plus rien. Cela ne fonctionnait pas, ce n'était pas ça, cela n'avait rien à voir avec ce que je voulais, imaginais, j'avais perdu l'élan. 
Pourtant l'obsession était là, continuait de me réveiller la nuit. Mais pour la première fois, au moment de taper sur le clavier, il n'y avait rien d'autre qu'une immense fatigue ou un incommensurable découragement. 
J'ai réorganisé mon espace de travail, acheté une nouvelle chaise, fait brûler des bougies, des encens, je suis sortie, j'ai marché dans les rues, j'ai relu les notes que j'avais prises au cours des derniers mois. 
Pour avoir le sentiment d'avancer, j'ai décidé de retranscrire les entretiens que j'avais menés, les retranscrire mot pour mot. J'ai commencé et j'y ai passé des journées entières, casque sur les oreilles, avec cette volonté insensée de ne rien perdre, de tout consigner. 
J'ai écouté l'altération des voix, le bruit des briquets, l'expiration des cigarettes, les kleenex qu'on cherche en vain et ceux dans lesquels on se mouche à grand bruit, les silences, les mots qui échappent et ceux qui s'imposent sans qu'on l'ait voulu. 

Tous m'avaient accordé leur confiance. Ils m'avaient offert leurs souvenirs, leur récit, l'idée qu'ils se font aujourd'hui de leur histoire, ils s'étaient livrés, aussi loin que possible, à la limite de ce qui leur était supportable. Maintenant ils attendaient, se demandaient sans doute ce que j'allais faire de tout ça, quelle forme cela allait prendre, quel serait le coup porté. 
Et cela, soudain, me paraissait insurmontable. 
Qu'avais-je imaginé ? Que je pourrais raconter à travers une narration objective, omnisciente et toute-puissante ? Qu'il me suffisait de puiser dans le matériau qui m'avait été confié et faire mon choix, autant dire mon petit marché
Sans doute avais-je espéré que, de cette étrange matière, se dégagerait une vérité ? Mais la vérité n'existait pas. Je n'avais que des morceaux épars, et le fait même de les ordonner constituait déjà une fiction. Quoique je fasse, je serais dans la fable. 

Un matin je me suis levée et j'ai pensé qu'il fallait que j'écrive, dussé-je m'attacher à ma chaise, et que je continue à chercher, même dans la certitude de ne jamais trouver de réponse. Ce livre, peut-être, ne serait rien d'autre que ça, le récit de cette quête, contiendrait en lui-même sa propre genèse, ses errances narratives, ses tentatives inachevées. Mais ce serait cet élan, de moi vers elle, hésitant et inabouti.

Delphine de Vigan, Rien ne s'oppose à la nuit


1 commentaire:

  1. J aime bien ce voyage dans le temps,,on a tous un dans la tête,,cela me rappel le mien:)

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